2020
“Ce que Laurence Rassel nous fait faire"
Edited in collaboration with Agathe Boulanger and Jules Lagrange

Paraguay, Paris

Mai 2018

Je vais écrire en français. Ce n’est pas ma langue, mais c’est celle de notre projet, celle de Laurence. Avec le français je suis un peu différente, je suis ralentie, obligée de choisir mes mots, de construire ma parole, avant de parler. Laurence pratique une langue qui a hâte, qui se coupe et saute sans problème. Il me semble que son langage est trop lent pour sa pensée. Dans le livre Xenogenesis de Octavia E. Butler, les Oankalis – des extraterrestres qui arrivent sur terre après la presque-extinction de l’humanité́ – peuvent se connecter et communiquer via des tentacules sensoriels. Elle~ils y passent de grandes quantités d’informations très rapidement. Le transfert est dangereux pour les humains, trop intense. C’est une forme de communication trop complexe, trop large, pour comprendre consciemment.

Nous sommes allé~es voir Laurence parler de Octavia E. Butler avec Jules, une soirée en décembre l’année dernière à Bruxelles. Nous avions déjà contacté Laurence pour lui proposer le projet, mais elle ne savait pas qui nous étions et que nous serions là. Laurence s’est présentée comme «fan». Pas comme experte, mais comme quelqu’un qui a besoin de la fiction pour survivre. Dans Xenogenesis, le but des Oankalis est le commerce de gènes, elle~ils savent manipuler les gènes. L’échange se fait sur plusieurs générations, en transformant les deux espèces, elles deviennent toutes deux autre avec le temps. Dans l’échange avec les humains, les Oankalis nous enlèvent notre plus grand défaut: la tendance à la hiérarchie.

La protagoniste me rappelle Laurence. Lilith, une humaine, se trouve en charge d’un groupe de gens sur le vaisseau spatial des Oankalis. Elle est en charge de choisir et de réveiller un groupe de personnes en sommeil artificiel. Elle doit les préparer à la première rencontre avec les Oankalis. Elle devient leur supérieure, mais elle n’a pas envie du pouvoir, elle se sent seule, se pense traitre. Laurence nous a raconté qu’on lui avait reproché de ne pas être suffisamment autoritaire comme directrice à l’erg, elle nous a parlé de son ambiguïté par rapport au pouvoir. Il lui permet de créer des structures et de prendre des risques, mais elle n’aime pas la distance que sa position génère. Elle nous a dit que son autorité, c’est d’imposer le collectif.

Et tout à coup elle s’arrête, elle demande: «Ça va? Vous allez bien?» Pour nous réveiller, nous resituer avec elle? Un acte de soin?

Au début de notre entretien, Laurence a dit quelque chose comme: «La fiction c’est moi.» Comme une sorte d’avertissement avant de commencer à raconter, pour que l’on sache que cette histoire est narrée, construite avec nous, en réponse à nos questions, nos attentes. Elle a posé une question plus tard, indirectement, en se référant à un livre de Maggie Nelson. Est-ce qu’on va faire d’elle une héroïne? Qu’est-ce qu’on va faire d’elle avec ce livre? Dans une séquence de The Laurence Rassel Show, Terre Thaemlitz va renifler les sous-vêtements de Laurence et de son compagnon Nicolas. Elle~ils jouent le rôle des stars, c’est une blague. Avec humour, elle~ils arrivent à parler de l’ambivalence par rapport aux systèmes d’auteur~ice. J’aimerais que cette sensibilité soit présente dans notre projet aussi.

À la sortie de cette lecture publique sur Octavia E. Butler l’année dernière, nous parlions avec Laurence de notre projet, et une amie a demandé de quoi il s’agissait. Laurence a répondu, avec une sorte de mégalomanie ironique (ou pas): «It’s about me, darling!»

Il y a des phrases qui reviennent, qu’elle répète, auxquelles je m’accroche. Elle demande souvent: «Qu’est-ce que ça fait faire?» Je le vois comme un intérêt à la réaction, à l’échange, à la création. Ces rencontres me donnent envie de faire quelque chose. Nous écrivons pour mesurer l’effet de nos rencontres avec Laurence sur nous-mêmes, les moments où nous pensons à elle dans le quotidien, comment sa manière d’opérer s’intègre chez nous. Qu’est-ce que ce livre fera faire?

2020
“Ce que Laurence Rassel nous fait faire"
Edited in collaboration with Agathe Boulanger and Jules Lagrange

Paraguay, Paris

Mai 2018

Je vais écrire en français. Ce n’est pas ma langue, mais c’est celle de notre projet, celle de Laurence. Avec le français je suis un peu différente, je suis ralentie, obligée de choisir mes mots, de construire ma parole, avant de parler. Laurence pratique une langue qui a hâte, qui se coupe et saute sans problème. Il me semble que son langage est trop lent pour sa pensée. Dans le livre Xenogenesis de Octavia E. Butler, les Oankalis – des extraterrestres qui arrivent sur terre après la presque-extinction de l’humanité́ – peuvent se connecter et communiquer via des tentacules sensoriels. Elle~ils y passent de grandes quantités d’informations très rapidement. Le transfert est dangereux pour les humains, trop intense. C’est une forme de communication trop complexe, trop large, pour comprendre consciemment.

Nous sommes allé~es voir Laurence parler de Octavia E. Butler avec Jules, une soirée en décembre l’année dernière à Bruxelles. Nous avions déjà contacté Laurence pour lui proposer le projet, mais elle ne savait pas qui nous étions et que nous serions là. Laurence s’est présentée comme «fan». Pas comme experte, mais comme quelqu’un qui a besoin de la fiction pour survivre. Dans Xenogenesis, le but des Oankalis est le commerce de gènes, elle~ils savent manipuler les gènes. L’échange se fait sur plusieurs générations, en transformant les deux espèces, elles deviennent toutes deux autre avec le temps. Dans l’échange avec les humains, les Oankalis nous enlèvent notre plus grand défaut: la tendance à la hiérarchie.

La protagoniste me rappelle Laurence. Lilith, une humaine, se trouve en charge d’un groupe de gens sur le vaisseau spatial des Oankalis. Elle est en charge de choisir et de réveiller un groupe de personnes en sommeil artificiel. Elle doit les préparer à la première rencontre avec les Oankalis. Elle devient leur supérieure, mais elle n’a pas envie du pouvoir, elle se sent seule, se pense traitre. Laurence nous a raconté qu’on lui avait reproché de ne pas être suffisamment autoritaire comme directrice à l’erg, elle nous a parlé de son ambiguïté par rapport au pouvoir. Il lui permet de créer des structures et de prendre des risques, mais elle n’aime pas la distance que sa position génère. Elle nous a dit que son autorité, c’est d’imposer le collectif.

Et tout à coup elle s’arrête, elle demande: «Ça va? Vous allez bien?» Pour nous réveiller, nous resituer avec elle? Un acte de soin?

Au début de notre entretien, Laurence a dit quelque chose comme: «La fiction c’est moi.» Comme une sorte d’avertissement avant de commencer à raconter, pour que l’on sache que cette histoire est narrée, construite avec nous, en réponse à nos questions, nos attentes. Elle a posé une question plus tard, indirectement, en se référant à un livre de Maggie Nelson. Est-ce qu’on va faire d’elle une héroïne? Qu’est-ce qu’on va faire d’elle avec ce livre? Dans une séquence de The Laurence Rassel Show, Terre Thaemlitz va renifler les sous-vêtements de Laurence et de son compagnon Nicolas. Elle~ils jouent le rôle des stars, c’est une blague. Avec humour, elle~ils arrivent à parler de l’ambivalence par rapport aux systèmes d’auteur~ice. J’aimerais que cette sensibilité soit présente dans notre projet aussi.

À la sortie de cette lecture publique sur Octavia E. Butler l’année dernière, nous parlions avec Laurence de notre projet, et une amie a demandé de quoi il s’agissait. Laurence a répondu, avec une sorte de mégalomanie ironique (ou pas): «It’s about me, darling!»

Il y a des phrases qui reviennent, qu’elle répète, auxquelles je m’accroche. Elle demande souvent: «Qu’est-ce que ça fait faire?» Je le vois comme un intérêt à la réaction, à l’échange, à la création. Ces rencontres me donnent envie de faire quelque chose. Nous écrivons pour mesurer l’effet de nos rencontres avec Laurence sur nous-mêmes, les moments où nous pensons à elle dans le quotidien, comment sa manière d’opérer s’intègre chez nous. Qu’est-ce que ce livre fera faire?